Être migrantE en pandémie
Paris, oktobre/novembre 2020
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Comment se soigner ?
Comment être résiliente ?
Comment okuper sa place ?
C’est seulement après plusieurs mois que je peux commencer à mettre des mots, des verbes et des sentiments sur ce qu’a été pour moi de vivre le premier confinement à Paris en tant que migrante. Les blocages sont toujours là, et j’essaye de tirer les fils, un à un, jusqu’à pouvoir les démêler. Quand je retourne voir tout ce que j’ai vécu, je sens que j’ai trouvé une nouvelle force en moi, un changement peut-être, une sorte d’évolution. C’est la créativité transformatrice que l’on porte en nous comme du feu, qui m’a maintenue debout. Imaginer c’est inventer, encore et encore, le moment où je pourrai traverser des frontières, où je pourrai voir enfin, ma maman. Voir enfin, mon papa. Enfin, je pourrai atterrir et j’arrêterai d’inventer des adieux à distance. Enfin, je pourrai dire mes hasta siempre.
Ainsi est la rupture affective et sentimentale avec les personnes qu’on aime dans nos pays d’origine : ne pas savoir quand on pourra traverser des frontières et prendre les nôtres dans nos bras. Mais de temps en temps apparaissent des fenêtres d’oxygène qui remplissent momentanément ces vides et incertitudes, et je réinvente des manières de me soigner, de me sentir aimée, en sécurité. Je réinvente dans ma tête ce moment où je pourrai retourner. Encore et encore.
Ensuite, il y a la question d’okuper un endroit. Me sentir légitime, me donner ma place.
Quand nous sommes migrant·es
Quand nous sommes racisé·es
Quand nous sommes en situation d’irrégularité
Quand nous vivons des ruptures émotionnelles
Quand nous nous sentons fragiles
Quand nous n’avons pas de logement stable
Quand en plus de tout cela, nous vivons une pandémie.
Être migrant·e est un statut qui a des effets spécifiques sur nos vécus, notre moral et notre psychologie. On pourrait croire que nous n’avons pas de place, car nous ne sommes pas d’ici. Il ne s’agit pas de nous « donner une place », car ce que nous croyons, ou ce qu’on nous fait croire, c’est que nous n’avons pas droit à une place.
Ce droit s’étend à toutes les sphères de la vie. Et petit à petit nous comprenons que nos droits sont limités. Que notre circulation est limitée.
Notre mobilité était limitée avant le covid et elle l’est encore plus.
Comment expliquer que nous devons faire des calculs improbables pour pouvoir organiser nos six prochains mois ?
Je vis le sentiment de non-contrôle absolu concernant l’organisation de ma mobilité depuis des années. Nous ne prenons pas en compte la gravité de ce qu’est de dépendre de l’administration, et de comment cela joue un rôle dans l’estime de soi, dans notre manière de nous organiser et d’anticiper tous les problèmes susceptibles d’arriver.
En France, on nous a confiné·es du jour au lendemain, sans pouvoir nous assurer si l’endroit où nous allions passer l’enfermement (si nous en disposions) était un endroit SÛR. Que faire en cas de violences ? Où aller ? Comment s’informer sur nos droits ?
Maintenant
Oui.
En tant que migrante il faut AFFIRMER sa place. Il faut OKUPER sa place.
Nous sommes ici et nous sommes légitimes.
Et cela dans tous les espaces
au travail
dans le militantisme
dans la rue
dans nos maisons
dans le métro
dans l’université
dans l’intime
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– Yo no vine a complacer, vine a incomodar*–
Moi et mon corps d’un-mètre-cinquante-neuf. A quel point ce corps peut-il déranger ? Pourquoi ne puis-je pas occuper l’espace de façon plus naturelle ? Pourquoi mon mètre-cinquante-neuf pose-t-il problème ? Pourquoi peut-on se sentir intimidéEs face aux personnes blanches européennes ?
Okuper un espace, c’est okuper un espace physique et symbolique. Se donner sa place, c’est un acte révolutionnaire.
Je suis migrante en France depuis 5 ans. Maintes fois, je me suis sentie illégitime dans ce pays qui n’est pas le mien, parlant une langue que j’ai apprise durant mon adolescence. Je sentais que je devais être plus aimable, plus attentive à « ne pas déranger ». Je sentais que je devais toujours être vigilante à ne pas être hors propos, ne pas gêner, ne pas mettre en danger mon séjour et mon visa.
J’étais totalement domestiquée, et j’ai incarné le mensonge comme quoi on est en train de me rendre un service ; celui de m’avoir acceptée dans un appartement où je paye un loyer entier, de me laisser okuper une chaise à l’université et dans les séminaires, dans le travail, le métro, les cafés, les bars, les restaurants, partout. Et ce sentiment d’illégitimité qui m’inonde, qui m’annule, m’empêche de parler ouvertement et de décrire l’humiliation ; quelque chose que nous ne voulons pas tous·tes nécessairement partager. Tout ce système nous opprime, nous laisse sans instruments pour pouvoir former une communauté, nous veut sans confiance, nous abandonne et veut nous y laisser. Seules. Silencieuses.
Affirmer sa place et la faire respecter est donc révolutionnaire.
Lorsqu’une personne sans-papière se fait engueuler à la poste et qu’elle réagit tout de même, elle se donne une place. Et ça, c’est subversif.
– Frente al poder, no te empoderas, frente al poder, te rebelas**–
Combien ça m’a coûté de dire « je suis là », « ceux-là sont mes mètres carrés, celle-là c’est moi et d’ici je ne bougerai pas. Tu ne peux pas me passer par-dessus. Tu devras me contourner et respecter ma place ».
L’affirmation constante de notre existence nous absorbe ; elle se nourrit de notre énergie vitale et nous ne savons pas à quel point cela peut nous épuiser. Jusqu’à quand dois-je réclamer une place ?
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– Le poisson qui mange le poisson qui mange le poisson qui mange le poisson – la description du capitalisme sauvage européen
Je ne peux toujours pas déchiffrer l’expérience pandémique. Je sors dans la rue et je me dissocie, comme si je n’étais pas bien réveillée d’un cauchemar, comme si j’étais suspendue dans l’air. Je n’ai toujours pas les instruments pour faire face à cette crise ; c’est encore difficile pour moi de transformer en parole ce que j’ai senti ces derniers mois. Le sentiment est d’« être un nuage », un nuage qui flotte dans l’espace.
Qui existe et qui flotte.
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– Séparations et brèches dans les mouvements latino-américains à Paris –
Migrantes EN CONFINEMENT
Nous sommes des citoyenNEs d’une autre classe sociale qui doit affronter l’administration. Cela okupe déjà une grande partie de nos pensées. C’est une charge mentale qui s’ajoute à beaucoup d’autres auxquelles on fait face.
Être migrant·e en confinement, c’est les infos qui proposent un confinement avant Noël pour pouvoir voir nos familles (Mais quelles familles ? Et comment ?).
Être migrant·e en confinement, c’est écouter attentivement les allocutions présidentielles et ne jamais entendre des mesures qui nous concernent ou qui comptent nous protéger.
Nous ne formons pas partie de cette société. C’est le message qu’ils nous envoient.
Mais nous sommes ici, en train d’okuper les postes les plus précaires.
Être migrantE en confinement, c’est ne pas avoir d’endroit où te soigner, te réfugier, te renouveler, recharger. C’est ne pas pouvoir inventer des mécanismes de résilience. Souvent, c’est avoir nulle part où retourner. Pour beaucoup, considérer le retour est impossible, en raison d’un statut administratif de « sans papiers », de réfugié·e ou de demandeur·e d’asile. Les formes et possibilités de retour sont aussi multiples que les formes-mêmes de migration, devenues aujourd’hui encore plus complexes face aux contrôles accrus aux frontières dus à la pandémie. Pour celleux d’entre nous qui veulent/peuvent revenir, il ne s’agit pas de prendre son passeport et d’acheter un billet. Ça, c’est une façon blanche et privilégiée de penser. Pour nous, cet acte est conditionné par l’administration ; il l’a toujours été. À cela s’ajoutent le test PCR négatif à l’entrée et à la sortie, la quarantaine en arrivant au pays, les attestations sur l’honneur, et les craintes que nous avons en tant que migrantEs de transmettre le virus à nos familles.
En tant que femme métisse qui a étudié dans deux grandes Universités de Paris, qui travaille et qui fait un doctorat, je reconnais mes privilèges. Mais être sans papiers durant six mois joue dans la perte d’estime de moi, et a renforcé la peur et le mépris que j’ai envers la police.
Comment justifier mon séjour ? Comment prouver mon droit au travail ?
Être sans papiers, ou en processus de documentation durant la pandémie, ce n’est pas le drame inventé par les blanc·ches parce qu’iels ne trouvent pas de farine pour faire des « cupcakes ».
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– the hard surfaces of life – Todo está jodido y nada está dado
chacune a sa formule, sa façon unique de résister, de survivre
mais il y a des jours où je n’ai plus de forces en moi
et je rêve de voir ma mère
vivre avec des animaux
dans des espaces grands
respirer l’air pur
avoir des droits
qu’on ne me crie pas dessus au bureau de poste
qu’on ne me dise pas petite latina
que les personnes blanches ne me fétichisent pas
qu’on arrête de me frenchsplain ma vie
ne pas avoir à vivre ces violences
être migrantE en pandémie et vivre dans un quartier « populaire », c’est voir la police tous les jours à chaque coin de rue
être témoin de vols dans ta rue
c’est la scène d’aujourd’hui
le voleur court
la personne volée court derrière le voleur
deux policiers courent
les gens crient
une patrouille les poursuit
et moi
je pleure depuis ma fenêtre
en imaginant la précarité de toutes ces personnes
la souffrance à la distance
Vivre dans un quartier où la présence policière est constante me dégrade psychologiquement
écouter les sirènes toutes les nuits
voir les lumières rouges et bleues, quand tout le reste est éteint
voir les gens se faire arrêter, à terre dans la rue
voir les contrôles tous les jours dans le métro La Chapelle
et c’est toujours les mêmes qui sont contrôlés
les personnes racisées
et moi
essayant de passer inaperçue
espérant passer pour une blanche
avec mon métissage et mon whitepassing
Être migrantE en pandémie c’est la terreur au contrôle. Au centre de rétention.
Aujourd’hui j’ai croisé un militaire qui portait une arme géante, ils portent tous une arme géante
et moi
j’allais retirer mon récépissé à la poste
j’étais avec mon attestation dérogatoire
mais une fois de plus, avec mon récépissé périmé, mon titre périmé
comment me sentir en sécurité ? Quand on fétichise mon corps
quand on le contrôle
quand il faut légitimer mon existence
quand il faut lever la voix pour être entendue
quand je dois respirer et m’armer de confiance tous les jours quand je sors de ma chambre, de chez-moi
pour OKUPER la place que j’OKUPE
Être migrantE en pandémie veut dire que les six mois d’anticipation avec lesquels tu fais normalement les papiers ne sont plus suffisants. Ça veut dire des rendez-vous administratifs annulés, et ne pas avoir de date, même approximative, pour renouveler ton visa.
C’est le numéro d’information qui ne répond pas.
C’est les mails d’information qui ne répondent pas à tes questions et/ou qui te répondent comme si tu étais idiotE.
C’est être noyée dans des démarches sans fin, et toi, tu ne peux pas organiser un voyage pour voir ta famille. (si t’en as) (si tu retournes) (si t’as des papiers) (si t’as de l’argent) (si t’as où retourner).
Être migrant·e en pandémie, c’est prier pour que ton passeport ne soit pas périmé
Être migrant·e en pandémie, c’est vivre dans des limbes administratives :
« jusqu’à nouvel ordre »
Et quand tu crois que t’as enfin tout en règle, il te manque un document
Être migrantE en pandémie c’est croire que je suis en train d’exagérer, mais non
C’est dire à ta famille que tu ne sais pas quand tu pourras retourner, et qu’iels ne comprennent pas pourquoi c’est si compliqué
C’est ta santé mentale qui dépend de la possibilité d’une stabilité matérielle
Être migrantE en pandémie, c’est vivre des ruptures affectives au quotidien
C’est vivre la mort à distance
C’est ne pas avoir les outils pour faire face
C’est vivre des violences que tu ne peux pas décrire avec des mots
C’est ne pas pouvoir traverser les frontières
C’est vivre un double enfermement
C’est nos sentiments et nos angoisses qui ne sont jamais considérés
C’est ne pas être prisEs en compte dans les communiqués officiels
C’est vivre dans les limbes
Jusqu’à
Nouvel
Ordre
Et comment rencontrer les autres ? Créer des manières de se sentir considéréEs, en sécurité et accompagnéEs ? Se réunir ? Créer des ponts avec d’autres personnes dans la même situation quand le contexte nous incite à l’isolement et à la distance ? Avant le covid on nous voulait seulEs, désorientéEs, désorganiséEs. On nous éloigne des personnes et des espaces où nous pouvons créer des ponts de solidarité entre migrantEs dans un pays où la mixité sociale est un mythe, et les écarts entre les différents groupes socio-économiques et raciaux se creusent de plus en plus. Comment se retrouver, se reconnaître, se soigner ?
Transmettre nos angoisses et nos peurs est la première rencontre, puisque nous nous rendons compte que nous ne sommes pas seul·es. Transmettre nos subjectivités et nos expériences est vital pour co-construire une demande commune afin d’améliorer nos différentes conditions de vie, et encore plus lorsque l’ensemble de la société nous fait du gaslighting, nous met « en sourdine » et ne prend pas nos expériences au sérieux. Nous avons besoin d’espaces pour se rencontrer entre pairs et reconnaître que cette expérience a été douloureuse, qu’elle nous a renduEs précaires et qu’elle a des impacts spécifiques selon nos différents parcours migratoires
Y mientras tanto,
Comment faire pour continuer nos vies ?
Pour que cela « ne nous affecte pas » ?
Comment faire
c
o
m
m
e
n
t
c’est ça être migrantE, et la pandémie est une circonstance aggravante qui renforce toute la merde que nous connaissons déjà
Il y a rien entre moi et la merde qui m’entoure, disait Virginie Despentes un jour avant qu’on nous confine en novembre.
Être migrant·e en pandémie, c’est moins de cartes à jouer
c’est avoir peu de méthodes, voire aucune, pour faire front
tant ton cercle affectif est réduit à des appels WhatsApp
c’est ne pas pouvoir voyager pour aller prendre soin d’un membre de la famille malade
c’est attendre le visa
que le consulat ouvre
que la préfecture ouvre
que quelqu’un dans un bureau tamponne ou signe mes documents
me donne un « laissez-passer », un check, un OK
l’autorisation
que le papier soit expédié
qu’il arrive
et avec ce papier
je pourrai voir mon père.
Des idées et des scénarios que j’imagine
traduits très concrètement en anxiété et douleur à cause de la si grande distance qui nous sépare
en idées obscures
en longues nuits sans dormir
en désir de sortir
prendre l’avion
prendre le train
et rêver dans ma tête
recréer des événements dans ma mémoire
inventer et réinventer
ce moment
où je pourrai retourner.
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*« Je ne suis pas venue pour faire plaisir, je suis venue pour incommoder », slogan de « Mujeres Creando ». Bolivie.
** « Face au pouvoir tu ne t’empouvoires pas, face au pouvoir, tu te rebelles » slogan de « Mujeres Creando ». Bolivie
También en : https://issuu.com/assiege-e-s/docs/maquette_web
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